2021 - 3 francs 6 sous
Photographie et texte > Patrice Monchy
- La première chose, c’est un nom. Joyce. C’est un diminutif. Le diminutif du prénom féminin Jocelyne. Un prénom désuet, donné dans les années cinquante-soixante. Quelques syllabes prononcées sans écho en prenant bien sa respiration. Une fois formulé, c’est un peu le vide qui s’installe. Huit lettres qui font barrage puis plus rien. C’est un premier pas vers le néant.
- La première chose, c’est un nom, la deuxième chose, c’est un visage. Une bouille toute ronde, des yeux soulignés par des cernes, un nez épaté qui commence à traduire l'addiction pour la boisson, un sourire pincé qui fait apparaître des fossettes, des sourcils peu marqués, cachés par une paire de lunettes, un rire rocailleux encombré, le rire d’une fumeuse. Une coiffure simple sans fioriture.
- La première chose, c’est un nom, la deuxième chose, c’est un visage, la troisième chose, c’est une pensée. Une emmerdeuse. Vraiment une belle emmerdeuse. Elle a cherché à entreprendre mais elle n’a jamais réussi. Elle a toujours tiré le diable par la queue jusqu’à la fin.
- La première chose, c’est un nom, la deuxième chose, c’est un visage, la troisième chose, c’est une pensée, la quatrième chose, c’est la nuit qui vient. La nuit qui vient, pas n’importe laquelle. Peut- être la seule qui lui a porté conseil. Cette fameuse nuit, elle a certainement pensé qu’elle avait été trop longue. Par contre, au réveil, elle avait tiré des plans sur la comète et là, boum. La comète lui a explosé à la figure alors qu'elle ne s'y attendait pas.
- La première chose, c’est un nom, la deuxième chose, c’est un visage, la troisième chose, c’est une pensée, la quatrième chose, c’est la nuit qui vient, la cinquième chose, c’est une paire de chaussures. Bien qu’habitant à la campagne, Joyce va de temps en temps à la ville. Les économies accumulées par une activité d’aide-maraîchère, rémunérée au noir, lui ont permis d’acheter une voiture neuve. Sa première voiture. Maintenant une paire de chaussures neuves. Une belle paire de chaussures de couleur rouge.
- La première chose, c’est un nom, la deuxième chose, c’est un visage, la troisième chose, c’est une pensée, la quatrième chose, c’est la nuit qui vient, la cinquième chose, c’est une paire de chaussures, la sixième chose, c’est une question. Pourquoi trois francs, six sous ? Après cette fameuse nuit, elle a pensé sérieusement et malicieusement qu’elle allait dépasser, abandonner, jeter aux orties sa vie de trois francs, six sous. Et vivre définitivement sur un bon matelas sonnant et trébuchant.
- La première chose, c’est un nom Joce, la deuxième chose, c’est un visage : tout rond, la troisième chose, c’est une pensée : une emmerdeuse, la quatrième chose, c’est la nuit qui vient, la cinquième chose, c’est une paire de chaussures de couleur rouge, la sixième chose, c’est une question : trois francs, six sous, la dernière chose, c’est une histoire qui commence. Un diable, une nuit qui porte conseil, une comète, une paire de chaussures, tout est en place pour une belle pièce de théâtre. Malheureusement, c’est une guignolade, sans gendarme mais avec de nombreux avocats, qui a duré trois années. Puis la chute. Une invitée de la dernière heure s’est présentée sans crier gare. L’éternité est venue lui présenter la note le vendredi 6 août. Fin de l’histoire. La conclusion de cette misérable vie peut se résumer, franchement, par cette expression détournée : trois francs, six août.
- Patrice Monchy, le 5 octobre 2021