2017 - Traverser la rue
Photographie et texte > Patrice Monchy
Traverser la rue
Il se tenait sur le bord du trottoir, en équilibre, lesté par une valise maintenue par sa main droite. L'orage qui venait d'emporter la tempête laissait sa carte de visite. Un ruisseau s'écoulait rapidement et silencieusement à ses pieds. Un bateau en papier, emporté comme un fétu de paille, sans aucun signe distinctif, frôla le bout de ses chaussures. Il le suivit du regard le plus loin possible. Il ne fit pas attention au moment de sa disparition si l'esquif avait disparu sur la gauche ou bien sur la droite là-bas tout au bout. Tout au bout de quoi ? Il s'était levé tôt le matin de ce jour. Avait pris le bagage. Avait fermé la porte et mis la clé dans sa poche. Le logement ne lui appartenait pas. Arrivé sur l'accotement, il avait hésité. Il lui fallait traverser cet espace envahi par la foule. C'est ce qu'il avait raconté une fois l'aventure passée.
La veille au soir, il avait décidé de partir, enfin. Quitter la corporation. Les désordres en cours l'avaient obligé à faire le point. Ses instruments de navigation, éprouvés dans le passé, se révélaient inefficaces. L'équipage, ou ce qu'il en restait, dont une partie avait abandonné la place, ne lui convenait plus. Il avait la nette impression d'entrer dans un nouveau monde. Les règles de l'ancien monde disparaissaient les unes après les autres et celles du nouveau étaient en cours d'élaboration. Que faire sinon échouer.
Entre chien et loup, il avait rempli sa valise de signes sérigraphiés sur des cubes en plastique. Il avait accumulé un grand nombre de claviers afin d'y extraire ceux-ci. Plus il avait de lettres à sa disposition et plus il pouvait restituer de mots. Les mots étaient devenus son obsession. Il avait une grande crainte de les voir disparaître. Comme les vivants "les mots meurent. Ils meurent parce que les usages qu'ils désignent sont abandonnés" (1).
Sa valise était donc remplie de touches de clavier. Lorsqu'il faisait étape, dans son rêve, quel que soit l'endroit qui pouvait l'accueillir, il prenait un malin plaisir à assembler ces lettres pour représenter des mots, puis de mots en mots pour aligner des phrases. Parfois, il était accompagné, dans ses haltes, par des personnes inconnues de lui qui l'aidaient, par jeu certainement, à composer des extraits de poèmes ou textes connus ou plus simplement des mots égarés. Le temps passé avec ce compagnonnage lui permettait d'ouvrir un "vrai dialogue sur les désarrois présents" (2).
En prenant son courage à deux mains, il arriva de l'autre côté de la rue. II continua son voyage avec pour seuls compagnons les centaines petits cubes, de couleur noir ou gris, signés chacun d'une seule lettre. Et puis, un jour, la valise fut trouvée près d'une chapelle abandonnée. Certains racontèrent qu'il était parti vers l'Est avec ses poches remplies de craies blanches. Dans la valise, les petits cubes en plastique et un pliage en papier en forme de bateau.
Patrice Monchy – juin 2017
- http://www.delitdimages.org
- Regards lucides sur les désordres en cours / Roger-Pol Droit, Le Monde 16 juin 2017